vendredi 4 octobre 2013

Breaking Bad vs Dexter : le vieil homme et l'enfant



Il n'aura échappé à personne que viennent de s'achever, quasiment en même temps, deux séries emblématiques des années 2000. On pourrait même dire deux des dramas les plus importantes de ces 15 dernières années, avec The Wire, 24, Lost, The Sopranos et The West Wing. Avec elles, tout du moins en ce qui me concerne, c'est une page qui se tourne puisqu'aucune des séries que je continuerai de regarder en 2014 n'égale en intérêt ces deux-ci.

Or il est particulièrement intéressant de rapprocher, et en l'occurrence d'opposer, les conclusions de Dexter et de Breaking Bad, d'une part car les deux séries ont eu des destinées divergentes d'un point de vue créatif, ce qui est toujours instructif pour mettre ce qu'on voit dans un contexte de fabrication, et d'autre part car malgré des rapprochements thématiques évidents (un anti-héros menant une double vie comme personnage principal), leurs enjeux narratifs respectifs étaient radicalement différents, voire symétriquement opposés.


Le générique de Dexter : un des plus réussis de tout l'univers des séries

J'ai toujours eu à coeur de rappeler que Dexter était une série beaucoup plus subtile qu'il n'y paraissait. Quand elle déboule sur les programmes de la chaîne Showtime en 2006, on ne voit que les gros sabots de la provocation. Depuis quelques temps, les séries télé sont devenues le refuge créatif d'un paysage audiovisuel qui exclut des salles de cinéma tout ce qui est subversif : sexe, violence, et entorses à la morale. Dexter est donc l'avatar parfait de ce refoulement, l'incarnation de ce renversement des valeurs traditionnelles vers lequel la télévision se dirige tête baissée pour exister. Après les héros borderline (Jack Bauer) ou criminels (les détenus de Oz, Tony Soprano), après la mère de famille dealer (Weeds), et avant Walter White, Henry VIII ou la famille Lannister, voilà carrément le héros-serial-killer, où comment la figure traditionnelle du mal absolu, du monstre, se proposait en point d'ancrage du spectateur. Un pitch gonflé certes, mais dont la portée était considérablement amoindrie par un élément fondamental dans la caractérisation du personnage. En effet, à partir du moment où elle introduit une dimension morale dans le comportement de Dexter (il ne tue, selon le code qu'il s'est imposé, que ceux qui le "méritent"), la série risquait d'annihiler toute la dimension subversive du personnage. Plutôt qu'un tueur cruel et inquiétant, Dexter se posait potentiellement en justicier, en "vigilante" qui fait le sale boulot pendant que la police et la justice laissent les criminels en liberté : un personnage tout sauf original et intéressant donc, et propice à un discours plus que limite. La série, au stade du pitch, jouait encore avec le feu.

Mais ces craintes n'ont pas duré longtemps : dès les premiers épisodes, il apparaît que les créateurs de la série ont parfaitement cerné les limite de leur argument de départ. Se gardant bien de toute considération morale, Dexter s'est définie comme une série au premier degré, très subjective, vue à travers les yeux de son personnage principal - et surtout à travers sa voix. Ainsi, les meurtres de Dexter ne sont justifiées que pour lui-même, et non pas objectivement. De plus, la série a vite adopté un ton détaché et ironique qui introduit une distance considérable avec les horreurs commises par Dexter. Très vite, il devient évident que le récit est essentiellement métaphorique, et que si l'utilisation de la violence et du meurtre, fût-il en série, est essentielle dans sa dimension cathartique, le show ne parle pas réellement d'un tueur en série, mais d'un inadapté social, un immature affectif et social, quelqu'un qui n'a pas intégré la norme au fond de lui mais qui doit, pour continuer de vivre à la fois libre et en société, faire semblant.

La révélation du trauma infantile de Dexter, premier pas vers la lumière

Le grand argument de Dexter (la série), c'est celui-ci : Dexter n'est pas un monstre, Dexter, c'est nous. Ou du moins la part de nous-même qui résiste à la pression sociale. Ce double-jeu que mène Dexter tous les jours pour s'adapter aux règles de la vie en communauté, nous l'avons tous mené, nous l'avons plus ou moins intégré, mais il subsiste des résistances à ce jeu social qui font que nous ne pouvons que trop bien nous identifier à Dexter, qui incarne la tentation de la transgression, à la fois dangereuse et séduisante. Ce qui permet à la série de fonctionner, ce n'est donc pas la provocation, c'est, dans un paradoxe que je trouve assez génial, son humanisme. Et là où la série devient vraiment subversive (et importante), c'est quand elle nous questionne sur notre propre rapport à la monstruosité, le monstrueux étant ici ce que nous savons être en nous-même, et ce que nous partageons avec Dexter, mais que nous rejetons avec d'autant plus de force que ce monstre est séduisant. En d'autres termes, Dexter n'est pas vraiment un psychopathe, c'est un être humain en formation, un enfant, qui apprend à vivre avec les autres, à trouver sa place, à éprouver des émotions et à les identifier. Toute la trajectoire de Dexter, du moins dans les premières saisons, est une trajectoire de résilience : de rencontre en rencontre, il apprend sur lui-même et plus il comprend qui il est et pourquoi il agit, plus il devient maître de lui-même et de ses choix.


Walter White : all in the chemistry

L'erreur qui a souvent été faite en comparant Dexter et Breaking Bad, c'est d'associer les deux personnages dans la catégorie "les bad guys qu'on aime bien". Or Dexter et Walter White sont très différents. Certes les deux personnages incarnent la tentation de la transgression, et c'est ainsi que l'identification, du moins une certaine empathie, fonctionne avec le spectateur. On peut être attaché à Dexter car il incarne le "dark passenger" libéré, un personnage fort, détaché des contraintes sociales, qui fait ce qu'il veut et qui est suffisamment rusé pour ne pas se faire prendre. Walter White incarne lui aussi ce fantasme criminel, transgressant l'interdit et prenant le pouvoir par la force, se muant de raté timoré en figure charismatique absolue. Là où les deux personnages diffèrent totalement, c'est que l'un est conscient de ses choix et l'autre pas. Dexter est un immature complètement dominé par ses pulsions et qui cherche à les réguler, alors que Walter White est la personification d'une midlife crisis carabinée, le résultat d'un terrible malaise existentiel face à la perspective de mourir en ayant raté sa vie. Il est donc logique que la trajectoire des deux personnages soit opposée : Dexter est un asocial-né et va, par ses choix, essayer petit à petit de trouver sa place dans le monde, tandis que Walter White est un adulte parfaitement sociabilisé qui choisit consciemment de se mettre en marge car c'est le seul moyen pour lui de se sentir vivant. Un enfant qui se sociabilise d'un côté, un vieil homme qui se marginalise de l'autre. Que le premier s'exprime longuement sur ses atermoiements en voix off là où le second paraît impénétrable est révélateur de leur différence de nature. Dexter est un innocent qui se questionne, Walt un coupable qui se tait à lui-même.

C'est là malheureusement que le processus créatif des deux séries rentre en jeu. Car si on a avec Breaking Bad l'exemple-type de la série intègre et cohérente, dirigée de bout en bout et de main de maître par un showrunner, Vince Gilligan, qui sait parfaitement où il va et qui est soutenu dans ses décisions par ses producteurs, il n'en a pas été de même pour Dexter. La "poule aux oeufs d'or" de Showtime a connu une progression chaotique, des saisons inégales, et surtout une fin de carrière plus que décevante. Après la brillante saison 4, les scénaristes avaient l'opportunité de construire un arc de sortie logique pour le personnage principal, qui avait payé très cher ses mauvais choix (faire du Trinity Killer une figure tutélaire et mentir à Rita, ce qui a coûté la vie à celle-ci). La saison 5 avait tous les ingrédients pour favoriser une évolution décisive de Dexter : la rencontre avec un personnage qui pouvait l'accepter comme il était et l'amener vers la lumière (Lumen !), ainsi que la découverte de son identité par sa soeur Debra. Au lieu de ça, la série a reculé pour continuer à exploiter le filon. S'en sont suivies trois saisons médiocres où elle ne ressemblait qu'à une parodie d'elle-même et n'apportait plus aucune idée neuve. Pire, le personnage de Dexter a semblé se figer et ne plus évoluer tandis que le regard porté sur lui se faisait de plus en plus complice et complaisant, au détour de quelques considérations morales que la série avait heureusement évitées jusque là. Sous l'influence de Scott Buck, le showrunner des 3 dernières saisons, Dexter a fini par tomber dans le piège que lui tendait son pitch de départ : faire de son personnage un tueur sympathique qui ne se remet pas en question. Preuve de la perte totale de lucidité des scénaristes sur ce qu'ils font, la tentative bancale de résolution finale de la série est soutenue par des choix qui ne paraissent jamais logiques mais qui sont récités en voix off au spectateur, sans jamais être justifiés. Dexter s'arrête de tuer, fait disparaître sa soeur, se condamne à l'exil, mais on ne comprend jamais pourquoi. Et surtout, il s'agit d'un finale qui, derrière son côté inattendu, révèle un conformisme moral et une gravité qui contrastent avec l'identité profonde de la série.


Walt dit adieu à sa baby blue
Toute le contraire du finale de Breaking Bad, magnifique de sobriété et d'intégrité, qui s'autorise le luxe de ne contenir presqu'aucune grande surprise pour boucler dignement toutes les storylines et surtout, donner enfin une réponse définitive à la grande question qu'a toujours posé la série : qui est Walter White ? Ce personnage fascinant, tantôt effrayant, admirable, pitoyable ou émouvant, qui a toujours un léger coup d'avance sur tout le monde (y compris le spectateur), est enfin révélé. Et je dis plus haut "presque aucune surprise", car il y en a quand même une dans Felina. Plus qu'une surprise, une ultime mise au point, mais qui m'a laissé songeur pendant plusieurs jours après avoir vu l'épisode. Car il y est dit, avec une absence totale d’ambiguïté, que Walter White aimait par dessus tout cuisiner sa blue meth. Walt l'avoue à sa femme en des termes qui ne laissent pas de place au doute, il se l'avoue à lui-même, la série se termine dans un labo après une ultime caresse à une cuve et sur "Baby Blue" de Badfinger : nous qui avions cru que Walter White faisait ce qu'il faisait pour sa famille, pour les mettre à l'abri du besoin, nous nous trompions : Walt faisait de la meth car il aimait ça. Le grand amour de sa vie, sa plus grande réussite, sa fierté, ce qui a donné du sens à sa vie, c'était ça. Et on a l'impression, après ce plan final, qu'il ne regrette rien et qu'il est mort comme il a voulu. A côté du finale de Dexter et du sort que celui-ci se réserve, voilà qui est bien plus subversif ! Mais surtout, c'est bel et bien la fin idéale pour la série, celle qui lui donne une âme et l'émotion qui lui a parfois manqué, et la plus belle sortie possible pour le personnage de Walter White : après tant de mensonges, il trouve la paix dans la vérité. Et comme tout dans Breaking Bad est à la fois plus simple et plus complexe qu'il n'y paraît, Vince Gilligan souligne grâce à sa mise en scène que tout était déjà présent dès le départ. Tout comme il filme Walt chez Skyler déjà dans la pièce mais révélé par un léger mouvement de caméra, Gilligan nous invite à regarder en arrière et à mettre à l'épreuve la cohérence de sa série. Tout était là dès le départ. Dès le 5e épisode de Breaking Bad, Walt refuse l'argent des Schwartz par orgueil et repart faire de la meth. Dès le départ, je vous dis.


En un plan, tout Breaking Bad
En ce mois de septembre, nous avons donc dit adieu à deux grandes séries. L'une dont l'ambition initiale a certes été dévoyée par les aspirations mercantiles et le manque d'inspiration sur le long terme de ses auteurs, mais qui restera comme une série atypique, audacieusement humaniste et dont la richesse autorise sans problème la revoyure des 5 premières saisons. Et l'autre qui se classe parmi les plus purs joyaux de fiction, tous media confondus, une série qui a redéfini probablement pour longtemps les références des séries télé, que ce soit dans son ambition formelle, dans sa redoutable efficacité narrative, ou tout simplement dans la force et l'honnêteté de son récit.