dimanche 24 novembre 2013

Retour vers le Futur, le secret de son succès



Qu'est-ce qui nous fait tant aimer Retour vers le Futur ? La question, comme pour tout grand succès populaire, mérite d'être posée, alors que le film va bientôt fêter ses 30 ans avec une aura intacte voire grandissante. J'ai eu l'occasion de le vérifier il y a quelques jours, quand j'ai revu le film avec mes deux neveux. Le premier a 22 ans et le considère comme son film de chevet. Le second a 9 ans et le découvrait avec autant de bonheur que moi à son âge.

Bien sûr, je fais partie de ceux qui ont grandi avec le film de Robert Zemeckis. Et quand un type de ma génération regarde aujourd'hui Retour vers le Futur, qu'est-ce qu'il se passe ? Grand sourire dès les premiers tintements du soundtrack, récitation de répliques cultes, jubilation de voir s'imbriquer les éléments du récit (même si la cohérence de nombreux points est loin d'être parfaite), bref une grande dose de plaisir enfantin. Toute tentative d'analyse est la plupart du temps balayée par l'enthousiasme que déclenche le film, un enthousiasme décuplé par la connaissance qu'on en a. La raison de la pérennité de Retour Vers le Futur, c'est son extraordinaire résistance aux visionnages successifs, rendus presque nécessaires par la complexité de l'intrigue et son sens du détail ludique. Retour vers le Futur est un film qui s'apprécie d'autant mieux qu'on le connaît, ce qui a au fil des années créé une proximité exceptionnelle entre le film et son public.




Cette appropriation de Retour vers le Futur par le grand public a été telle que la mythologie créée par Bob Gale et Robert Zemeckis est aujourd'hui quasiment l'équivalent de Star Wars et de James Bond en tant que phénomène culturel. Bien aidé par un doublage d'anthologie, le public français a très vite adopté les répliques de Marty, Doc et Biff, et certaines de leurs expressions sont rentrées dans le langage courant. La DeLorean est devenue une des îcones les plus identifiables du cinéma, et tous les fans peuvent fredonner de tête la musique d'Alan Silvestri. Si bien que l'impact du film sur la culture de masse est, à mon avis, même supérieur à celui d'Indiana Jones. Enfin, contrairement à tout phénomène culturel qui compte ses inévitables détracteurs, cet amour semble quasi-unanime. Retour vers le Futur fait figure d'intouchable dans le coeur des cinéphiles de moins de 40 ans.

Un nuage a récemment troublé ce ciel immaculé : la mise au point de Crispin Glover, l'interprète de George McFly dans le 1er film, discrètement remplacé dans les suites. Glover, que l'on peut décrire comme un artiste talentueux mais marginalisé par son exigence et son narcissisme, et qui a été apparemment difficile à gérer sur le plateau d'après Zemeckis, a donné en 2012 une interview assez glaçante pour régler ses comptes avec les producteurs du film, notamment Bob Gale. Voulant rétablir la vérité sur le véritable motif de son absence des deux séquelles, Glover affirme qu'il se s'agissait pas d'un désaccord financier mais avant tout de divergences artistiques sur la fin du premier film. La production n'aurait pas digéré ses critiques sur ce qu'il considère comme une fin immorale, et aurait volontairement saboté sa participation aux suites, en lui proposant un cachet de misère pour jouer la tête à l'envers. En effet, dans RVLF II, George McFly, interprété par le pauvre Jeffrey Weissman, apparaît comme ceci :



Cette voix dissonante dans le concert de chants énamourés qui entoure Retour Vers le Futur renvoie non seulement le film à sa manufacture compliquée (dont le remplacement tardif d'Eric Stoltz par Michael J. Fox dans le rôle principal est le meilleur exemple), mais rappelle qu'au-delà de l'efficacité imparable de cette comédie de SF, se cache une fable morale qui, elle, n'a pas toujours fait l'unanimité. Evidemment, en 1985, la critique française trouvait déjà le film un peu "bêta". Mais ce que dit Crispin Glover est déjà plus intéressant : il affirme que la fin de RVLF met en avant la réussite matérielle des McFly davantage que l'amour des parents de Marty comme indice de bonheur retrouvé. A vrai dire, quand j'ai lu cette interview, je n'avais pas un souvenir suffisamment frais de cet aspect du film pour en juger. Je me suis donc livré à un exercice difficile : essayer de regarder la trilogie d'un oeil neuf, et tenter d'en faire une petite analyse jorjienne (comprendre : de la psycho-socio à deux balles dont je suis friand). Entendons-nous bien : il ne s'agissait pas là de faire chuter l'icône de son piédestal, je suis bien trop attaché à ces films pour cela, mais d'essayer de poser dessus un regard neutre et adulte, comme si je le découvrais aujourd'hui. Et le résultat, croyez-moi, fait un peu mal.

Bon, le premier Retour vers le Futur demeure un divertissement rondement mené, excellent dans la comédie et qui contient déjà certaines audaces visuelles, c'est certain. Mais soyons honnêtes : quand on va au-delà de la simple efficacité en termes de comique et de suspense, tout cela est au service d'un propos, comment dire... le mot juste serait puéril.

C'est particulièrement voyant dans trois aspects du film :
1) Le rapport à la violence. Marty McFly est décrit comme un caractère fort, donc séduisant pour les filles (et notamment sa mère de 1955) en opposition à son père, un nerd pleutre et maladroit. Leur principale différence : le premier ose coller un pain à Biff alors que le second se laisse malmener. La résolution d'une des intrigues principales - pour Marty, rendre ses parents amoureux l'un de l'autre pour s'assurer de sa propre survie - passe par le poing dans la gueule monumental que George se décide finalement et triomphalement d'envoyer à Biff. Pour un film qui fait de son méchant principal une brute, un "bully" (donc un méchant de cour de récré, vision assez puérile là aussi), il y a quelque chose d'assez paradoxal à enseigner la vertu de la mandale comme vecteur de confiance en soi et comme moyen ultime de séduire les filles. Le fait de valoriser la susceptibilité impulsive et immature de Marty (il pète les plombs quand on le traite de mauviette) est dans la même logique.




2) Le rapport à la réussite et à l'argent, qui sont mêlés un peu maladroitement. C'est ce dont parle Glover : le film parle d'accomplissement de soi et une des conséquences de la modification du cours du temps par Marty est que ses parents sont plus heureux à la fin du film. La cause affichée, c'est que le père s'est finalement décidé à écrire ses livres de SF, c'est un winner, il est mieux dans sa peau (car il colle des mandales maintenant, et Biff est devenu son larbin). Mais ce qu'on voit, c'est une famille de nouveaux riches où tout est censé aller mieux parce qu'ils ont du pognon. Le frère de Marty en particulier n'est pas montré comme plus heureux, il est juste en costard-cravate et prêt à aller au bureau alors qu'avant, ce n'était qu'un employé de fast food. La récompense finale pour Marty n'est pas seulement de voir ses parents "amoureux" (son père donne une tape sur les fesses de sa mère, elle glousse), c'est de découvrir qu'ils lui ont offert le 4x4 flambant neuf de ses rêves ! Bref, on croirait la représentation mentale d'un enfant de 5 ans, qui attend son cadeau de noël avec envie mais incapable d'intégrer des émotions adultes dans son imaginaire.





3) le rapport à la mort. C'est peut-être le reproche le moins évident a priori et celui qui me gêne le plus. L'autre grand enjeu du film hormis la survie de Marty par la préservation du couple de ses parents, et on l'oublie trop souvent car c'est une comédie, c'est pour Marty de faire en sorte d'éviter la mort de Doc qui intervient au début du film. Doc se fait en effet abattre par des terroristes lybiens montrés de manière très caricaturale (là encore on retrouve une imagerie enfantine), et Marty, dans son voyage en 1955, va tenter de prévenir le jeune Doc du danger qu'il court en 1985. Marty est un personnage d'enfant, volontaire mais vierge de toute éthique, qui veut pouvoir modifier la course du temps comme bon lui semble, au service de ses intérêts propres. Doc, au contraire, est un personnage d'adulte, dans le sens où il pose des limites dans son utilisation du voyage dans le temps. Le Doc de 1955 se refuse à connaître son propre futur, c'est pour lui une question de principe, car dit-il, connaître son propre futur risquerait de briser le continuum spatio-temporel et de causer la destruction de l'univers (sic). Il déchire donc la lettre de Marty où celui-ci essaye de le prévenir. Or, si on croit à la fin du film que Marty arrive trop tard pour sauver Doc et que celui-ci se fait bel et bien tuer, on découvre finalement que Doc est vivant grâce au gilet pare-balles qu'il a revêtu. Il a en effet décidé de recoller et lire la lettre de Marty, et donc de revenir sur ses principes. Marty lui demande alors "et toutes ces histoires sur le fait de ne pas connaître son futur ?", Doc répond "je me suis dit, on s'en balance", réplique étrange qui a du mal à cacher l'incongruité de ce revirement pour le moins individualiste et irresponsable.





Le film évacue ainsi toute idée de fatalité et fait du voyage dans le temps un moyen non seulement de réaliser tous les fantasmes, comme changer de vie et devenir riche, mais aussi de briser l'interdit de l'inceste maternel et de nier la mort. Et de s'en amuser. Un point de vue encore une fois très immature, un point de vue d'enfant qui pense que tout est possible...

Il y aurait donc largement de quoi accuser le film de véhiculer une philosophie tendacieuse. Rien d'étonnant de la part de Zemeckis dont les films ont toujours un arrière-goût politique étrange (on pourra reparler de Forrest Gump), on évitera à ce propos de développer la vision que donne le film des Noirs. Mais ne nous éloignons pas du sujet. Ma question première était : pourquoi aimons-nous Retour vers le Futur, une question qui devient d'autant plus pertinente une fois qu'on a relevé tous les travers du film.

En réalité, je crois qu'on peut à la fois adopter toutes ces réserves et aimer le film pour les mêmes raisons. Je suis persuadé que ce que j'écris plus haut et qui me dérange en tant qu'adulte, ce sont exactement les raisons pour lesquelles j'ai aimé le film étant gamin, et que ce sont précisément les secrets de son succès. Car c'est un film de gosse, oui, mais un film de sale gosse, un film qui ne respecte rien. Son énergie fait que les transgressions qu'il opère sont jubilatoires. Quel est le coeur du film ? On sait que pour Bob Gale, il s'agissait au départ de répondre à la question : "est-ce que je me serais bien entendu avec mon père si j'avais été au lycée avec lui ?". Heureusement, le film va bien plus loin que ça et va réveiller chez nous des choses bien plus profondes.



C'est un film en forme de rêve d'enfant (le film suggérant explicitement qu'on est peut-être dans un rêve de Marty), fait d'espoirs et de peurs. Un film où l'on s'imagine en rock star, plus fort que la brute qui nous terrorise et capable de rendre nos proches heureux. Un film où l'on joue à défier les règles du temps, de la vie et de la mort. La force et la faiblesse de Retour Vers le Futur, c'est qu'il illustre avec la naïveté d'un enfant, dans ce que cela a de bon comme de moins bon, des fantasmes et des angoisses primordiales. Ainsi le Doc peut-il être vu comme l'ami imaginaire de Marty, une projection de lui-même adulte (Doc a un physique de vieillard mais un esprit d'enfant), dont le sort funeste au début du film illustre une trajectoire possible pour Marty (le génie raté). La mort puis la résurrection du Doc peuvent être vus comme des désirs inconscients d'échapper à sa propre mort de la part de Marty, désir également présent au premier degré quand son existence même est menacée par l'amour que lui porte sa mère en 1955.

Voilà probablement l'aspect le plus intéressant du film, déjà maintes fois relevé (par exemple ici), mais pas toujours développé. Le postulat fantastique du voyage dans le temps lui permet d'aborder le thème de l'inceste de manière subtile et policée en faisant de l'enfant Marty l'amant potentiel de sa propre mère sans que celle-ci s'en rende compte. Pour le jeune garçon, et bien que sa mère soit tout à fait attirante, la gêne et le rejet de cet amour contre-nature sont ressentis sans ambiguité. La grande trouvaille du film, c'est sa représentation d'une angoisse universelle : celle que ressent un enfant devant l'amour excessif de son parent du sexe opposé. En effet, non seulement Marty est révulsé par la possibilité d'avoir une aventure avec sa mère, mais cette aventure menace son existence-même en menaçant le couple parental. Quand il découvre que sa mère est amoureuse de lui et non de son père, Marty visualise sa disparition progressive sur une photo de lui. Puis c'est sa main qui disparait. Ce procédé visuel très naïf au premier degré est en fait une représentation très exacte psychologiquement de la nature de l'angoisse liée à l'inceste : une angoisse de morcellement et d'anéantissement pour l'enfant. Rappelons que Marty n'est pas dépeint comme un jeune homme hyper équilibré au début du film : légèrement asocial, franchement impulsif, mauvais en classe et pas stabilisé sentimentalement (il se retourne sur les filles même quand il est avec sa copine Jennifer), quelque chose ne va pas chez lui. En quoi sa situation a-t-elle changé pour lui-même, qui justifie son bonheur à la fin du film ? Le couple parental s'est reformé, son père s'est "virilisé", lui laissant la distance nécessaire pour s'affirmer comme individu.
Ainsi, Retour vers le Futur serait bien loin d'être le divertissement inoffensif longtemps envisagé mais un film juste et audacieux sur un thème quasi tabou au cinéma. Combien de films grand public ont traité et aussi bien retranscrit l'angoisse de l'inceste maternel ?




Le second film, dont j'avais un excellent souvenir, m'a semblé beaucoup moins intéressant. Il tente de nuancer le propos sur le plan moral en faisant d'un élan cupide de Marty la cause de tous les malheurs des personnages, mais malgré ces intentions, il échoue à développer une vision intéressante en s'embourbant un peu dans un trop-plein de péripéties qui peuvent tourner à vide quand on ne découvre pas le film. En revanche, il reprend et pousse à son paroxysme une des grandes idées du premier, celle de l'interactivité avec le spectateur. C'est un peu le film geek par excellence, dans le sens où la jubilation qu'on en retire vient en grande partie du jeu sur le détail auquel on est convié. La création d'une mythologie très élaborée, à la fois visuelle et factuelle, donne l'occasion à Gale et Zemeckis de proposer au spectateur un véritable challenge intellectuel : celui de repérer ou de questionner toutes les correspondances d'une temporalité à une autre.




Ce ludisme touchant à la cohérence du monde dans lequel on est immergé, renforcé par moultes références et clins d'oeil, c'est un des fondements de la culture geek, et une des tendances majeures de la fiction contemporaine. Et je me demande si au cinéma, le succès phénoménal de Retour vers le Futur n'en est pas la matrice. En ce sens, les deux premiers films sont véritablement importants historiquement. Après, ce qu'on pense de cette tendance, c'est autre chose. Ce 2e volet peut être vu comme un jeu plus que comme un film. On propose au spectateur moins un voyage émotionnel qu'un jeu qui fonctionne comme un puzzle, dont le but est de mettre un récit en ordre, et dont le plaisir retiré dépend de notre degré de réussite à ce jeu. En ce sens, les RVLF annoncent toute une série de films à énigmes, truffés de détails qui ne se révèlent qu'après plusieurs visionnages, et qui fonctionnent eux aussi sur le degré de connivence avec le spectateur plus que sur la seule force du récit.

Comme je le sentais venir, Retour vers le Futur 3, qui fait figure de mal aimé chez les fans, vieillit assez bien. Sa simplicité et son côté déceptif (les quelques tentatives de jeu sur la mythologie de la saga tombent le plus souvent à plat) peuvent être des atouts si on les voit comme un moyen de clore l'histoire sur une tonalité plus mature et mélancolique. Le temps de se rendre compte que les fantasmes sont bien où ils sont (c'est-à-dire, ici, de l'autre côté d'un écran, la DeLorean étant lancée depuis un Drive-In), la machine à vivre ses rêves, la DeLorean donc, est détruite et c'est tant mieux. Les personnages de Marty et Doc (mais ne font-ils pas qu'un ?) apprennent à vivre dans le présent, l'un en apprenant la tolérance la frustration (il se laisse traiter de mauviette), l'autre en trouvant l'âme soeur. Les notions d'héritage, de transmission (les enfants de Doc) et de souvenir (la photo de Doc et Marty) prennent la place d'un désir de contrôle et de toute-puissance sur sa vie. Si la mort est une nouvelle fois bravée (belle image que cette pierre tombale brisée), c'est en fait sa crainte que l'on éloigne en acceptant son inéluctabilité (le train remplace la voiture comme moyen de locomotion, un véhicule qu'on ne dirige plus mais qui nous dirige, belle idée là encore pour symboliser un lâcher-prise nécessaire sur le temps qui avance).




Un film assez riche en symboles donc, qui aurait pu être plus fin encore mais qui, en l'état, fait énormément de bien à la trilogie en l'équilibrant. L'ensemble est donc assez passionnant à analyser et je m'étonne que cela n'ait pas été fait davantage. Retour vers le Futur fait partie de ces films qui sont considérés comme des purs divertissements, alors que, comme tous les immenses succès populaires, ils reposent sur des mécanismes qui en disent beaucoup sur ce grand mystère : qu'est-ce que le public vient chercher dans une fiction ?





Je ne peux pas terminer ce papier en ajoutant que pour ma part, j'ai toujours associé en les opposant Retour Vers le Futur et Terminator. 
Les deux films sont sortis à des dates très proches, ont imposé le thème du voyage dans le temps au cinéma et ont eu un impact énorme sur la culture populaire. Or ce sont deux approches très différentes. Là où Retour Vers le Futur utilise le voyage dans le temps comme un moyen de vivre ses fantasmes et de répondre à ses angoisses, dans Terminator c'est un élément de réalité : il nous rappelle à notre futur, donc à notre mortL'idée de fatalité est omniprésente dans le film de Cameron, et le voyage dans le temps est vu comme un moyen non pas de changer le cours des choses (puisque le continuum y est immuable), mais de donner un sens à une vie. De quoi choisir son camp... ou pas, les deux visions étant complémentaires, comme le montre bien le succès des deux films, souvent aimés du même public.